Écoutez-moi l'un et l'autre : je vous vois, ô ma mère! transportée d'une vaine colère contre votre époux. La résistance est impossible: pourquoi tenter d'inutiles efforts?
Et vous, généreux étranger, mon cœur sent tout le prix de vos services; mais je ne dois pas exposer sans fruit des jours aussi précieux que les vôtres.
Redoutez, ma tendre mère, le courroux de l'armée; cédez au sort. Voici le dessein que les dieux m'inspirent : j'ai résolu de mourir; mais je veux mourir avec gloire, et imposer silence à la calomnie.
Daignez, ô ma mère! peser avec moi les motifs qui m'animent. Dans ce moment, la Grèce tout entière me regarde; elle attend de moi le départ de ses vaisseaux, la destruction des Phrygiens, la punition éclatante d'un infame ravisseur, l'exemple d'une vengeance mémorable qui doit à jamais épouvanter les barbares, et mettre nos plus illustres familles à l'abri de leurs attentats. Ma mort affranchit ma patrie de ces indignes craintes, et mon nom volera de bouche en bouche : l'honneur d'avoir délivré la Grèce immortalisera ma mémoire. Loin de moi un attachement honteux à la vie! Vous ne m'avez pas fait naitre pour vous seule, mais pour tous les Grecs. Quoi! cette foule de guerriers, ce peuple de héros prêts à s'élancer sur les mers pour venger la patrie, et qui n'aspirent qu'à l'honneur de mourir en combattant ses ennemis, seront tous arrêtés par une fille pusillanime ! Je serais confondue, accablée d'un tel reproche.
D'ailleurs, nous convient-il de souffrir qu'un guerrier, qu'Achille, brave toute l'armée, et périsse pour une femme? Ma vie ne seroit-elle pas achetée trop cher au prix du sang d'un homme tel que lui ? Si Artémis veut me prendre pour victime, mortelle, puis-je résister à une déesse? Je me donne à la Grèce: immolez-moi, guerriers; et, couverts de mon sang, courez renverser Troie ; ses ruines seront les monuments éternels de ma gloire; ce seront mes enfants, mon hymen, mon triomphe. Songez enfin, ô ma mère! qu'il appartient aux Grecs de donner des lois aux barbares, et non pas aux barbares de commander aux Grecs : les barbares naissent esclaves, et la nature a fait les Grecs pour être libres.
Euripide, Iphigénie à Aulis