Tout d'abord, il est nécessaire de différencier le point de vue philosophique et le point de vue religieux.
Il va sans dire que la question de dieu leur est commune mais, alors que sur le plan religieux on fait appel aux lumières de la foi et aux données de la Révélation, sur le plan philosophique et dans l'ordre métaphysique on se contente d'invoquer les lumières de l'esprit humain, les idées et les intuitions que la pensée possède par elle-même sans être directement informée par la parole divine.
Il existe, en effet, deux théologies:
la théologie révélée qui se fonde surtout sur les révélations incluses dans l'Écriture Sainte
et la théologie rationnelle — qu'on pourrait nommer théologie métaphysique — où la question de Dieu est étudiée sans référence de principe aux textes sacrés et à l'enseignement de l'Église, mais au seul regard de la méditation philosophique. Depuis LEIBNIZ la théologie rationnelle a reçu le nom de théodicée : discours sur Dieu tendant à l'expliquer et à le justifier. SAINT THOMAS D’AQUIN lui-même déclare: « La théologie qui se rapporte à l'enseignement sacré diffère en nature de cette autre théologie qui se pose comme partie de la philosophie. »
Pour poser la question de Dieu, il faut partir non pas du monde ou de quelque autre objet, mais de l'idée même de Dieu telle qu'on la découvre brillant mystérieusement dans les profondeurs de l'esprit. Deux grands spiritualistes, DESCARTES et PASCAL, sont d'accord là-dessus bien qu'ils s'adressent plutôt l'un à la raison et l'autre au coeur comme moyen de découverte.
Le fait est que l'idée de Dieu est en nous et qu'elle s'impose invinciblement. Lorsque VOLTAIRE déclare avec irrévérence : « Si Dieu n'existait pas, il faudrait l'inventer », il exprime malgré lui une vérité profonde : l'exigence d'absolu qui est en nous, l'irrésistible besoin que nous avons d'une lumière et d'une beauté passant tout ce qui est au monde.
Impossible d'ignorer tout à fait cette idée car elle a toute l'intensité d'une présence concrète qui se révèle directement dans l'expérience intérieure, celle du Cogito. « Je vois manifestement, écrit DESCARTES, qu'il se rencontre plus de réalité dans la substance infinie que dans la substance finie et, partant, que j'ai en quelque façon premièrement en moi la notion de l'infini que du fini, c'est-à-dire de Dieu que de moi-même. »
Il va de soi que cette présence n'est pas seulement l'objet d'une idée au sens abstrait et conceptuel du terme : elle est saisie par une intuition, rationnelle (du type cartésien) ou instinctive (de l'ordre du coeur au sens pascalien) si bien qu'il faudrait dire que nous avons le sens de Dieu, plus encore que l'idée de Dieu.
Certes, des difficultés viennent à l'esprit que nous allons incessamment examiner, mais au préalable proposons une notion de Dieu à l'aide d'une formule cartésienne : « Je conçois un Dieu souverain, éternel, infini, immuable, tout-connaissant, tout-puissant et créateur universel de toutes les choses qui sont hors de lui. »
De Dieu ainsi conçu, on pourrait se demander si la notion est vraiment primitive et première où si elle n'a pas été progressivement élaborée au cours des âges pour prendre enfin, à travers les grands penseurs de l'Occident et sous l'influence du Christianisme, la physionomie de l'Être suprême, infini et parfait que nous lui voyons maintenant.
A voir la question dans une perspective historique et sociologique, il semble bien que le sens du divin ait précédé l'idée actuelle de Dieu : depuis la préhistoire jusqu'à nos jours l'idée de Dieu a connu une sorte de progrès, une évolution allant des croyances inférieures aux croyances supérieures. Des mythes de l'humanité préhistorique — dont les primitifs actuels sont les témoins attardés — jusqu'aux conceptions apparues avec la pensée judéo-chrétienne, la représentation du divin ou du sacré s'est considérablement transformée, passant de la magie et de l'animisme au fétichisme et au totémisme puis au polythéisme pour aboutir enfin soit à un panthéisme supérieur soit au monothéisme. On pourrait donc prétendre que l'idée de Dieu comme être transcendant et personnel est une acquisition tardive de l'humanité et une décantation des expériences religieuses antérieures.
Certains théologiens répondent qu'il a dû exister une révélation originelle, au seuil de l'histoire humaine, dont le sens se serait altéré, par la suite, dans le temps et l'espace jusqu'à ce que la Révélation judéo-chrétienne vienne rendre ses droits à l'idée du vrai Dieu.
Le métaphysicien peut proposer une autre solution : l'idée de Dieu est inscrite dans la nature humaine, dans notre essence spirituelle, mais encore faut-il que nous apprenions à la lire pour expliciter son contenu et ne pas en rester à une représentation infidèle ou inadéquate. Ce travail est effectué par les grands philosophes au fur et à mesure que la civilisation libère la pensée des servitudes ancestrales et il est évidemment activé par la Révélation chrétienne, où l'on peut voir un réactif éveillant définitivement dans l'âme humaine la vraie notion de Dieu qu'elle portait déjà en elle à l'état latent.
Dans cette façon de voir, la question des origines historiques importe peu, celle des conditions sociales pas davantage. L'idée bénéficie, par rapport au sens vague du divin, d'une priorité logique, d'une antériorité métaphysique, non historique ou empirique; ce qui revient à dire que loin que le sens du divin ait donné l'idée de Dieu, c'est au contraire l'idée de Dieu qui est à la source du sens du divin, qui se manifeste dans l'humanité, avec plus ou moins de bonheur.
Puisque l'idée de Dieu est présente en nous, il est tout naturel de se demander d'où elle vient. Deux réponses possibles seulement : de l'homme ou de Dieu. La première réponse sera évidemment celle de l'athéisme, dont nous avons à examiner le sens plus loin, mais jouons le jeu un instant et supposons que ce soit en effet l'esprit humain qui engendre ou produise l'idée de Dieu. Comment l'esprit humain pourrait-il par ses seules forces — lui qui est fini, contingent et imparfait — concevoir un Être infini, nécessaire et parfait. C'est impensable et DESCARTES l'a bien vu : il est impossible que l'esprit humain tel qu'il est trouve en lui-même la raison suffisante ou explicative de l'idée du parfait. Ni les sens, ni l'imagination créatrice de chimères ne peuvent rendre compte d'une idée aussi extraordinaire, unique en son genre d'ailleurs, et qui fait éclater la pensée.
Dans sa forme l'idée de Dieu vient de l'esprit humain mais non dans son contenu et c'est précisément ce contenu qui est inexplicable sans le recours à l'existence même de l'Être qui projette en nous son idée. « On ne doit pas trouver étrange que Dieu, en me créant, ait mis en moi cette idée pour être comme la marque de l'ouvrier empreinte sur son ouvrage... je reconnais qu'il ne serait pas possible que ma nature fût telle qu'elle est, c'est-à-dire que j'eusse en moi l'idée d'un Dieu, si Dieu n'existait véritablement, ce même Dieu, dis-je, duquel l'idée est en moi, c'est-à-dire qui possède toutes ces hautes perfections. »
A supposer même que nous forgions l'idée de Dieu, nous le ferions toujours à partir du pouvoir que nous aurions de le faire et dont la source serait encore dans l'Être transcendant. « L'homme, dit-on, a divinisé le ciel. Soit. Mais où a-t-il pris l'idée du divin pour l'appliquer au ciel? » Cette remarque de H. DE LUBAC montre bien que l'idée de Dieu n'est pas une création autonome de l'intelligence humaine.
Ce n'est pas sans audace que nous parlons de Dieu car il est bien évident que Dieu transcende tout discours et toute idée qui prétendrait exprimer adéquatement son infinité. « Nous ne savons rien de Dieu, nous dit R. JOLIVET avec saint THOMAS D'AQUIN, ou du moins nous ne faisons que balbutier et notre science de Dieu n'est défendable pleinement que dans l'acte négatif de dire ce que Dieu n'est pas. »
Dieu est l'ineffable, l'indicible par excellence, l'être dont on ne peut rien dire qui soit vraiment digne de lui. « J'admire avec quelle hardiesse ces personnes entreprennent de parler de Dieu », déclare PASCAL et l'Écriture sainte, bien qu'elle nomme sans cesse Dieu, reconnaît en même temps qu'il est le Dieu caché : latens deitas, Deus absconditus.
Il faut se garder cependant, d'interpréter cette difficulté en termes sceptiques : d'un autre côté Dieu est l'évidence suprême, comme l'a bien vu DESCARTES, l'idée claire et distincte par excellence, celle qui contient la plus grande richesse et dont la lumière éblouissante illumine le Cogito. Sa présence au coeur de l'esprit est le plus incontestable des faits pour qui consent à prendre conscience de cette révélation intérieure à la pensée.
Que Dieu soit mystère, il n'y a rien là de surprenant pour qui considère les limites de l'esprit humain. Mais ce mystère n'est pas ténèbres.
Maurice BARRÈS a une expression très heureuse quand il parle du mystère en pleine lumière. En ce qui concerne Dieu, le mystère est éclairant, il est source de lumière. C'est ce que dit fort bien Gabriel MARCEL : «Il est éclairant. C'est parce que le mystère est lumière qu'il est authentiquement mystère; je ne puis le regarder lui-même puisque c'est lui qui rend mon regard possible. » C'est dans son rayon que nous voyons et comprenons toute chose.
On ne saurait donc prétendre qu'il est impossible de connaître Dieu. Il suffit — touchant sa connaissance — de reprendre la distinction cartésienne entre connaître et comprendre : «On peut savoir que Dieu est infini et tout-puissant, encore que notre âme étant finie, ne le puisse comprendre ni concevoir : de même que nous pouvons bien toucher avec les mains une montagne mais non pas l'embrasser comme nous ferions un arbre ou quelque autre chose que ce soit, qui n'excédât point la grandeur de nos bras; car comprendre c'est embrasser par la pensée mais pour savoir une chose, il suffit de la toucher de la pensée. »
Quant au mode d'approche de Dieu, il va sans dire que ce sera cette connaissance intégrale dont nous avons soutenu qu'elle avait pouvoir de saisir l'absolu et qui associe toutes les ressources de l'esprit, celles de la Raison et de l'Amour dans un engagement total de notre être. C'est pourquoi il faudra chercher Dieu aussi bien par les voies d'ordre rationnel que par les voies d'ordre existentiel ou expérientiel. Dieu s'éprouve plus qu'il ne se prouve; sa vérité est vécue avant d'être connue.