Il est de règle de s'interroger sur la valeur de l'Histoire, encore faut-il préciser le sens qu'on donne à pareille question. Les considérations incluses dans les précédentes sections pourraient fournir une réponse suffisante mais il semble qu'il faille entendre par valeur de l'Histoire l'intérêt, le multiple intérêt, que peut présenter son étude ou sa lecture. C'est ce que nous allons rapidement examiner en distinguant : La valeur éducative La valeur culturelle et la valeur philosophique de l'Histoire.
Depuis que PLUTARQUE voyait dans le récit édifiant de la vie des hommes illustres des exemples mémorables à proposer aux humbles mortels, on a changé d'opinion sur la valeur morale de l'Histoire. Non seulement on se refuse à écrire l'Histoire dans un but de moralisation ou d'édification, mais encore on lui dénie toute valeur éducative en dénonçant comme dangereuses ses prétendues leçons, illusoires ou fallacieux ses enseignements. L'attaque la plus vigoureuse a été prononcée par PAUL VALÉRY :
« L'Histoire justifie ce que l'on veut. Elle n'enseigne rigoureusement rien car elle contient tout et donne des exemples de tout... C'est le produit le plus dangereux que la chimie de l'intellect ait élaboré. Ses propriétés sont bien connues. Il fait rêver, il enivre les peuples, leur engendre de faux souvenirs, exagère leurs réflexes, entretient leurs vieilles plaies, les tourmente dans leur repos, les conduit au délire des grandeurs et rend les nations amères, superbes, insupportables et vaines.
Pour être partiellement vraie, la critique n'en est pas moins excessive. Si l'Histoire contient et donne des exemples de tout, on pourra toujours puiser dans son riche répertoire pour en extraire des exemples édifiants et des leçons profitables. Tout dépendra de l'interprétation qu'on en donnera et surtout de l'intention d'ordre moral qu'on aura eue dans l'esprit en y cherchant une quelconque justification. Loin d'incliner au bellicisme le récit des guerres, par exemple, peut contribuer à la prise de conscience des valeurs de la paix et du nécessaire rapprochement entre les peuples jadis ennemis.
De même pour ce qui regarde les leçons ou enseignement d'ordre politique, social, stratégique, l'Histoire sera une arme à double tranchant. Elle pourra conduire à retomber dans les erreurs ou les fautes passées ou au contraire préserver de cet écueil. Fasciné par l'Histoire, un état-major peut recommencer la guerre du passé mais il peut aussi, instruit par l'Histoire, éviter les erreurs déjà commises. Dans un passage moins souvent cité VALÉRY l'a reconnu :
Associée à l'indépendance de l'esprit, l'Histoire peut nous aider à mieux voir... et la plus certaine et la plus importante leçon de l'Histoire est de montrer les grands avantages d'une préparation constante qui permet à l'homme de manoeuvrer, au plus tôt, contre l'imprévu.
Immense est la valeur culturelle de l'Histoire et moins contestable d'ailleurs que sa valeur éducative.
Résurrection de la vie du passé, selon l'heureuse formule de MICHELET, l'Histoire est le film captivant et pittoresque de l'aventure de l'humanité à travers les âges. Sans verser dans le genre anecdotique, il faut se garder de lui ôter cette valeur esthétique et désintéressée.
De plus elle permet d'intégrer le passé de l'humanité, de revivre les étapes de son évolution, de recueillir le trésor des civilisations défuntes ou encore vivantes. Elle est essentielle à notre culture, si l'humanité est bien, selon le mot de PASCAL, comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement. Elle s'élève à la hauteur d'une connaissance qui fait partie intégrante de l'humanisme.
Elle permet de considérer toute chose du point de vue de la genèse, ce qui possède une haute valeur explicative. Il n'est rien qui ne soit Histoire d'un certain côté : l'art, la religion, la philosophie, la science offrent un aspect historique au moins autant que les réalités d'ordre social ou politique. Ce qui ne veut pas dire que l'on soit victime d'une érudition exclusivement tournée vers le passé ou encore de cet historicisme ou historisme qui tendrait à réduire toute création de l'esprit humain à n'être qu'un moment ou qu'une étape du devenir, une simple réalité historique.
Il existe une histoire de la Philosophie, il existe également une philosophie de l'Histoire. La liaison est évidente. Ce que nous donne l'Histoire c'est la projection de la condition humaine sur le grand écran du temps et de l'espace. Elle nous permet d'étudier la façon dont l'esprit s'objective et manifeste sa présence au monde.
On pourrait voir dans l'Histoire une philosophie en marche dont les thèmes principaux seraient : le devenir, le drame du temps, l'évolution, le progrès ou bien le retour éternel et la permanence des choses.
Du point de vue philosophique l'Histoire peut suggérer que tout se répète ou au contraire que rien ne revient jamais deux fois, elle peut conduire au passéisme, attitude qui consiste à regarder toujours en arrière ou au contraire donner le sens de l'avenir comme de l'horizon toujours nouveau que l'on découvre en marchant.
Reste une difficulté qui tient à ce que l'histoire ne se laisse pas parfaitement rationaliser et résiste à la raison plus que la nature ne le fait à la Physique mathématique. D'où la déception qu'on peut éprouver devant des faits qui déconcertent par leur contingence et leur imprévisibilité, qui échappent à la prévision, au calcul, à la déduction logique. Oui, il y a une irrationalité de l'histoire qui heurte notre besoin d'intelligibilité universelle et radicale et c'est de là que vient l'anti-historisme, le dédain de l'Histoire qu'on trouve chez de grands esprits. Ou bien, alors, en réaction contre cet irrationnel, on proposera une explication systématique de la marche des événements en fonction d'une philosophie de l'Histoire aussi artificielle que séduisante.
A moins de croire que le devenir historique est tout à fait intelligible en tant que sa totalité nous est donnée hors du temps sur le plan de la métaphysique pure, il semble qu'il faille retenir de l'Histoire cette leçon philosophique que tout n'est pas rationnel dans la réalité, qu'il y a un élément disons existentiel, irréductible à l'explication rationnelle mais compréhensible cependant, pour la simple raison que l'homme n'est pas que raison, mais aussi existence, liberté, temporalité, mystère.