L'analyse qui suit est de Luc Brisson, philosophe, directeur de recherche au CNRS et l'un des principaux traducteur de Platon. Ce texte est paru dans le numéro HS N° 14 du Point (2007).
Prométhée est le fils de Japet, un Titan fils d'Ouranos ; il est donc le cousin de Zeus, fils d'un autre Titan, Cronos. Dans la mythologie grecque telle que la raconte le poète Hésiode, il joue le rôle du trickster, le décepteur, le fraudeur qui triche non pour lui-même, mais pour les autres, dont il devient le bienfaiteur. Par la fraude qui permet d'assurer aux hommes la meilleure part de la victime sacrifiée, Prométhée établit une séparation entre les dieux et les hommes dans l'acte même du repas sacrificiel.
La bête sacrifiée est divisée en deux parties. Aux hommes vont les chairs qui seront mangées, tandis qu'aux dieux vont les os et la graisse, immangeables, qui monteront en fumée vers les dieux. Zeus, qui se sent dupé, décide de punir les hommes en les privant du feu de sa foudre. Or celui-ci est essentiel pour la survie de l'humanité puisqu'il sert à la cuisine, au chauffage et à tous les arts. C'est donc pour éviter aux hommes les conséquences désastreuses de cette punition que Prométhée intervient une fois encore pour les aider : il dérobe le feu de Zeus et le leur donne. Ce nouveau don, qui est un vol, établit une séparation radicale entre les dieux et les hommes, qui, par le moyen du feu, acquièrent une autonomie qu'ils n'avaient pas lorsqu'ils dépendaient du feu du ciel. Mais cette autonomie se paie. Pour se venger, Zeus va faire à l'homme le don de la femme, qui s'avérera être lui aussi particulièrement ambigu. Par le mariage qu'elle représente, la femme est pour l'homme le seul moyen d'avoir des enfants et d'assurer ainsi une certaine forme d'immortalité. Mais pour nourrir sa famille, l'homme doit travailler la terre et récolter des céréales. L'espèce humaine peut donc se perpétuer, mais à la condition d'établir entre les hommes et les femmes des relations génératrices de maux associés à la mort et au travail. La lutte contre la mort exige que la femme souffre en enfantant, tandis que l'homme perd sa vie en travaillant.
De surcroît, la femme est associée à la parole trompeuse : elle est celle qui séduit par ses mensonges. À cette ambiguïté répond l'espoir illustré par l'histoire de la jarre. Au cours de l'âge d'or, tous les maux étaient encore enfermés dans une jarre. En ouvrant celle-ci, la femme Pandore les libère. Mais une vie livrée au mal sans rémission serait invivable. Voilà pourquoi Pandore referme le couvercle sur l'espoir qui reste au fond de la jarre dans la maison, le lieu de la femme. Il n'y a d'espoir que parce qu'il y a du mal, mais sans possibilité d'échapper au mal, il n'y a pas d'espoir. Pour les dieux qui sont immortels, l'espoir n'est pas nécessaire, pas plus d'ailleurs que pour les bêtes, qui ne savent pas qu'elles sont mortelles.
Dans le monde nouveau instauré par la fraude de Prométhée, tout est donc ambivalent. Le repas sacrificiel instaure une relation entre le monde des dieux et celui des hommes, mais en établissant entre eux une séparation radicale. De même la femme, par sa beauté, rappelle l'omniprésence du mal, car elle est associée à la mort, aux maladies et à la souffrance, et elle exige de l'homme un travail sans fin.
Au Ve siècle av. notre ère, Sophocle, le poète tragique, développe dans son Prométhée enchaîné un autre thème, celui de la punition du héros. Dans ses récits, en effet, Hésiode ne parle que des punitions infligées aux hommes qui ont profité du vol de Prométhée. Chez Sophocle, Zeus punit Prométhée lui-même en l'enchaînant à un rocher, où un aigle vient lui manger le foie au fur et à mesure que celui-ci repousse. Ce sera la mission d'un autre héros, Héraclès, que de le libérer.
« Quant à l'objet de votre question : pour quel grief m'outrage-t-il ainsi ? Je vais vous l'éclaircir. Aussitôt assis sur le trône paternel, sans retard, il répartit les divers privilèges entre les divers dieux, et commence à fixer les rangs dans son empire. Mais, aux malheureux mortels, pas un moment, il ne songea. Il en voulait au contraire anéantir la race, afin d'en créer une toute nouvelle. À ce projet nul ne s'opposait - que moi. Seul, j'ai eu cette audace; j'ai libéré les hommes et fait qu'ils ne sont pas descendus écrasés dans l'Hadès [les Enfers]. Et c'est pourquoi aujourd'hui je ploie sous de telles douleurs, cruelles à subir, pitoyable à voir. Pour avoir pris les mortels en pitié, je me suis vu refuser la pitié, et voilà comme implacablement je suis ici traité, spectacle funeste au renom de Zeus. »
Sophocle, prométhée enchaîné, traduction de P. Mazon © Les Belles Lettres
« C'était au temps où se réglait la querelle des dieux et des hommes immortels [...]. En ce jour-là Prométhée avait, d'un coeur empressé, partagé un boeuf énorme, qu'il avait ensuite placé devant tous. Il cherchait à tromper la pensée de Zeus : pour l'un des deux partis [les dieux d'une part, les hommes de l'autre], il avait mis sous la peau chair et entrailles lourdes de graisse, puis recouvert le tout du ventre du boeuf; pour l'autre, il avait par une ruse perfide, disposé en un tas les os nus de la bête, puis recouvert le tout de graisse blanche. [...] Zeus aux conseils éternels comprit la ruse et sut la reconnaître.
Ainsi, irrité, [...] Zeus [...], de cette ruse gardant toujours le souvenir, se refusait à diriger sur les frênes l'élan du feu infatigable [la foudre] pour le profit des mortels, habitants de cette terre. Mais le brave fils de Japet [Prométhée] sut le tromper et déroba, au creux d'une férule, l'éclatante lueur du feu infatigable ; et Zeus [...] s'irrita en son âme, quand il vit briller au milieu des hommes l'éclatante lueur du feu. Aussitôt, en place du feu, il créa un mal destiné aux humains [...]. Avec de la terre, l'illustre boiteux [Héphaïstos] modela un être tout pareil à une chaste vierge [...]. La déesse aux yeux pers, Athéna, lui noua sa ceinture, après l'avoir parée d'une robe blanche, tandis que de son front ses mains faisaient tomber un voile aux mille broderies. [...] Et quand, en place d'un bien, Zeus eut créé ce mal si beau, il l'amena où étaient dieux et hommes, [...] ; et les dieux immortels et les hommes allaient s'émerveillant à la vue de ce piège, profond et sans issue, destinée aux humains. Car c'est de celle-là qu'est sortie la race, l'engeance maudite des femmes, terrible fléau installé au milieu des mortels. »
Hésiode, les travaux et les jours, traduction de P. Mazon © Les Belles Lettres
Le tableau ci-dessus de Piero di Cosimo résume l'histoire de Prométhée.