L'analyse qui suit est de Luc Brisson, philosophe, directeur de recherche au CNRS et l'un des principaux traducteur de Platon. Ce texte est paru dans le numéro HS N° 14 du Point (2007). Il est suivi du texte d'Ovide sur Orphée.
Pour les anciens Grecs, Orphée représente d'abord la puissance du chant. Sa voix subjugue les hommes et les dieux, mais aussi les bêtes, les plantes et même les être inanimés. Ce pouvoir s'étend aux Sirènes, ces créatures monstrueuses à demi-femmes et à demi-oiseaux, qui, par leurs chants merveilleux, attiraient les marins vers les côtes rocheuses de l'île qu'elles habitaient, ce qui explique la participation du poète à l'expédition des Argonautes partis à la conquête de la Toison d'or.
Mais surtout, il touche les divinités qui règnent sur le monde des morts, et les morts eux-mêmes, comme on peut le lire dans les vers du célèbre poète romain Ovide (-43 à -17)
La parole d'Orphée, c'est celle du poète qui a encore conservé ses attaches avec le monde de la religion et de la magie. Ce n'est pas une parole utilitaire qui sert au quotidien, mais un chant qui amène tout être animé à agir indépendamment de sa volonté. Cette puissance est si obsédante qu'elle demeure après la mort du poète. Quand son corps eut été déchiqueté par des femmes, qui, d'après la légende, avaient jeté dans le fleuve Hèbre son chef et sa lyre, sa tête continuait de chanter sur la musique que faisait retentir son instrument. C'est de cette puissance dont se servira Orphée pour aller chercher Eurydice dans le monde des morts. Son chant séduit Ploutos (autre nom d'Hadès) et Perséphone, qui lui permet de faire remonter à la vie celle qu'il aime.
Certes, il y a là une belle histoire d'amour, mais ce qui importe à Ovide et à ses lecteurs, c'est précisément la puissance d'une parole qui réussit à briser la séparation entre les vivants et les morts. Le chant, d'une certaine façon, dispense l'immortalité. On retrouve là le thème de l'incantation qui, comme celle que marmonnent les shamans, guérit de maladies, ou qui, notamment chez le peuple thrace d'où est censé venir Orphée, accorde à ceux qui s'adressent au dieu indigène Zalmoxis de garder une forme de vie après la mort. Mais la tentative d'Orphée de ramener Eurydice dans le monde des vivants échoue, ce qui fait apparaître la vanité de l'homme qui veut aller au-delà de sa condition. Rien ni personne ne peut vaincre la mort.
Reste un point étrange de la personnalité d'Orphée. Dès l'époque de Platon, au IIIe siècle avant notre ère, il est présenté comme un homosexuel. Comment mettre ce trait en rapport avec l'amour si fort qu'il porte à Eurydice? Chez Platon, il semble que cette association soit liée au fait qu'en tant que poète s'accompagnant d'un instrument de musique, Orphée manque de cette virilité qui, en Grèce ancienne, se reconnaît au combat. Le Romain Ovide, lui, tente une autre explication, qui se situe dans la ligne de la pensée « correcte » de son temps. Parce qu'il ne peut oublier Eurydice, Orphée se détourne des femmes qui cherchent vainement à le séduire et porte son désir sur les garçons. La tentative d'Orphée de ramener Eurydice dans le monde des vivants échoue, image de la vanité de l'homme. En définitive, comme l'ont fait certains anthropologues, on pourrait relier cette homosexualité à l'incertitude sexuelle qui marque les shamans et, en Grèce ancienne, le devin Tirésias. Considéré comme le Voyant par excellence, celui-ci fut changé en femme par Zeus parce qu'il avait pris le parti d'Héra dans une querelle qui opposait les deux époux divins concernant la quantité de plaisir ressentie respectivement par l'homme et par la femme au cours de l'union sexuelle. Celui qui réussit à établir un lien entre les dieux et les hommes, les vivants et les morts, l'animé et l'inanimé se situe dans un entre-deux, y compris sur le plan du sexe.
Lorsque Orphée l'eut assez pleurée à la surface de la terre, il voulut explorer même le séjour des ombres; il osa descendre par la porte du Ténare jusqu'au Styx; passant au milieu des peuples légers des fantômes qui ont reçu les honneurs de la sépulture, il aborda Perséphone et le maître du lugubre royaume, le souverain des ombres ; après avoir préludé en frappant les cordes de sa lyre il chanta ainsi : « Ô divinités de ce monde souterrain où retombent toutes les créatures mortelles de notre espèce, s'il est possible, si vous permettez que, laissant là les détours d'un langage artificieux, je dise la vérité, je ne suis pas descendu en ces lieux pour voir le ténébreux Tartare, ni pour enchaîner par ses trois gorges, hérissées de serpents, le monstre qu'enfanta Méduse; je suis venu ici chercher mon épouse. [ ...] J'ai cru pouvoir supporter mon malheur et je l'ai tenté, je ne le nierai pas; l'Amour a triomphé. C'est un dieu bien connu dans les régions supérieures : l'est-il de même ici ? Je ne sais pas ; pourtant je suppose qu'ici il a sa place et, si l'antique enlèvement dont on parle n'est pas une fable, vous aussi avez été unis par l'amour. » [... ] Tandis qu'Orphée exhalait ces plaintes, qu'il accompagnait en faisant vibrer les cordes, les ombres exsangues pleuraient. [ ...]Alors pour la première fois des larmes mouillèrent, dit-on, les joues des Euménides vaincues par ces accents ; ni l'épouse du souverain, ni le dieu qui gouverne les Enfers ne peuvent résister à une telle prière ; ils appellent Eurydice ; elle était là, parmi les ombres récemment arrivées ; elle s'avance d'un pas que ralentissait sa blessure.
Orphée du Rhodope obtient qu'elle lui soit remise, à la condition qu'il ne jettera pas les yeux derrière lui, avant d'être sorti des vallées de l'Averne ; sinon la faveur sera sans effet. Ils prennent, au milieu d'un profond silence, un sentier en pente, escarpé, obscur, enveloppé d'un épais brouillard. Ils n'étaient pas loin d'atteindre la surface de la terre, ils se tenaient au bord, lorsque, craignant qu'Eurydice ne lui échappe et impatient de la voir, son amoureux époux tourne les yeux et aussitôt elle est entraînée en arrière; elle tend les bras, elle cherche son étreinte et veut l'étreindre elle-même; l'infortunée ne saisit que l'air impalpable. En mourant pour la seconde fois, elle ne se plaint pas de son époux. De quoi en effet se plaindrait-elle sinon d'être aimée? Elle lui adresse un adieu suprême, qui déjà ne peut qu'à peine parvenir jusqu'à ses oreilles et elle retombe à l'abîme d'où elle sortait. [...] Orphée a recours aux prières ; vainement il essaie de passer une seconde fois ; le nocher le repousse. Il n'en resta pas moins pendant sept jours assis sur la rive, négligeant sa personne et privé des dons de Cérès [Déméter]. Il n'eut d'autres aliments que son amour, sa douleur et ses larmes. Accusant de cruauté les dieux de l'Érèbe, il se retire enfin sur les hauteurs du Rhodope et sur l'Hémus battu des Aquilons. Pour la troisième fois le Titan avait mis fin à l'année, fermée par les Poissons, habitants des eaux, et Orphée avait fui tout commerce d'amour avec les femmes, soit parce qu'il en avait souffert, soit parce qu'il avait engagé sa foi. Nombreuses cependant furent celles qui brûlèrent de s'unir au poète, nombreuses celles qui eurent le chagrin de se voir repoussées. Ce fut même lui qui apprit aux peuples de la Thrace à reporter leur amour sur des garçons et à cueillir les premières fleurs de ce court printemps de la fleur qui précède la jeunesse.
Ovide, Métamorphoses (X, 1-86), traduction de Georges Lafaye, © les Belles Lettres