ION

On ignore la date de la représentation de l’Ion d’Euripide, et les critiques ont proposé une foule d'hypothèses à ce sujet ; mais il est à peu près certain qu'il faut la placer entre les années -426 à -410.
L'œuvre a pour sujet le destin d'Ion, ancêtre mythique des Ioniens, héros inventé de toutes pièces par des écrivains du VII siècle  qui déduisirent ce nom du nom du peuple dont il aurait été l'éponyme. Dans un mythe tel que celui-ci, aussi vague et peu populaire, Euripide eut, plus que de coutume, la liberté de modifier et d'ajouter des éléments qui répondaient à des exigences politiques — le patriotisme athénien — et artistiques.

Ainsi d'Ion, fils de Xouthos, héros natif de l'Eubée. Il fit un personnage purement athénien en lui donnant pour mère Créuse, fille du roi d'Athènes Érechthée, et pour père le dieu Apollon, reléguant Xouthos au rôle de père putatif. Que ces changements soient, comme certains le pensent, antérieurs même à Euripide, c'est là une hypothèse bien peu probable. Dans le prologue, Hermès, expose les faits antérieurs. Créuse, violée par Apollon, a conçu un fils, puis, par crainte de sa famille, l'a exposé dans une corbeille, espérant que le dieu, son père, le sauverait. Hermès lui-même, sur l'ordre d'Apollon, a recueilli l'enfant et l'a conduit à Delphes où il est élevé par une prêtresse du dieu. Ayant grandi,  il est consacré à Apollon dont il devient le prêtre.

Cependant. Créuse a été donnée en mariage à Xouthos, allié eubéen d'Athènes, mais cette union est demeurée stérile. Affligés de ne pas avoir d'enfant, ils se rendent maintenant au temple d'Apollon pour interroger et prier le dieu, et ils n'en partiront qu'après avoir reconnu comme leur enfant le jeune homme qui garde le temple. Celui-ci a pour tâche de balayer, chaque matin, de très bonne heure, les degrés du temple et de les asperger d'eau lustrale. Ce faisant il chante une monodie pleine de grâce et de sérénité. Pourtant, il éprouve une vague peine à l'idée de ne pas savoir qui sont ses parents, et il est heureux d'être consacré au service du dieu.

Arrive à ce moment le chœur, composé des servantes de Créuse : les femmes se mettent à regarder et à admirer les offrandes faites au dieu. Créuse elle-même parait. Dans un dialogue avec Ion, elle lui révèle sa peine de ne pas avoir d'enfant ; en apprenant que le jeune homme est sans mère, un mouvement de pitié et d'affection la porte vers lui. Elle lui révèle, en partie tout au moins, les raisons qui l'ont conduite à venir au sanctuaire. Une de ses amies, dit-elle, a eu un fils d'Apollon, l'a exposé dans une corbeille, et voudrait maintenant en connaitre le destin.

Mais voici Xouthos, qui est allé consulter un autre oracle. Ce dernier ne lui a confié qu'une seule chose mais qui l'a rempli de joie : il ne repartira pas de Delphes sans enfants. Cependant il veut une réponse plus précise et il entre dans le temple. Resté seul, Ion, d'un ton débonnaire et gracieux, fait quelque remontrance au dieu qui abandonne les enfants qu'il a eus des mortelles. Après un chant du chœur célébrant les joies d'une nombreuse progéniture. Xouthos sort du temple, le dieu lui a répondu que la première personne qu'il rencontrerait en sortant de ce temple serait son fils. Il rencontre Ion, le prend entre ses bras et l'embrasse, l'appelant son fils. Tout d'abord, Ion s'indigne et le prend pour un fou. Puis, vaincu par l'autorité du dieu plus que par les arguments de Xouthos, qui ne l'émeuvent point, il se résigne à se considérer comme le fils du seigneur athénien. Mais lorsqu'ensuite Xouthos l'invite à quitter sa pauvre vie, et à partir pour Athènes où l'attend un destin royal, Ion, de nouveau assailli de doutes, regrette déjà la vie sereine qu'il devra abandonner, et demande qu'il lui soit accordé de ne pas la quitter. Xouthos finit par avoir raison de ses hésitations : il introduira prudemment son fils dans sa maison. Pour l'instant, il n'en dira rien à Créuse.
Que le chœur se garde bien de révéler quoi que ce soit de ce qu'il a vu et entendu !
Ion et Xouthos s'éloignent ; ils se retrouveront à l'occasion d'une fête que le roi ordonne de préparer en signe de joie. Mais le chœur, que son amitié pour Créuse rend très hostile, n'exécute pas cet ordre, et lorsqu'elle arrive, accompagnée d'un très vieil esclave de son père, le coryphée lui dévoile tout.
Non seulement la malheureuse Créuse n'aura pas d'enfants, mais elle devra encore tolérer dans sa maison un bâtard de son mari. Le vieux serviteur l'excite à la vengeance, tandis que Créuse donne clairement la raison la plus profonde de sa douleur : le vrai coupable fut Apollon, qui lui donna un fils et l'abandonna. Une vengeance contre Apollon est impossible. Le vieillard lui conseille alors de tuer Ion. C'est Créuse qui en trouvera le moyen : elle possède dans une amulette une goutte de sang de la Gorgone et ce sang dispense la mort. Tandis qu'il prendra part au festin, le vieillard devra la verser dans le verre du jeune homme. Le chœur fait une prière pour la réussite de l'entreprise. La tragique intrigue ourdie par le destin est arrivée à son point culminant, puisque la mère est sur le point de tuer son propre fils. Mais le crime, grâce à un avertissement providentiel d'Apollon, ne s'accomplira pas. Un messager arrive et raconte comment le piège a été découvert. En l'absence de Xouthos, qui s'était éloigné pour accomplir le sacrifice propitiatoire, Ion avec une scrupuleuse diligence a préparé le banquet. Alors que la fête était à son comble, un vieillard a offert à boire à Ion, mais au moment où ce dernier portait la coupe à ses lèvres, une des personnes présentes a laissé s'échapper un mot de mauvais augure. Le pieux Ion a alors renversé son vin. Une colombe s'est précipitée pour le boire et, devant l'assistance horrifiée, est tombée morte à l'instant. Ion a fait arrêter le vieillard qui lui avait offert la coupe et l'a obligé à avouer. Maintenant, suivi des habitants de Delphes furieux, il cherche Creuse pour la mettre à mort. Le nœud formé par les caprices du destin ne s'est pas encore défait : maintenant, c'est le fils qui veut tuer sa mère. Créuse, folle de douleur et de terreur, s'agrippe à l'autel d'Apollon. Ion arrive et lui ordonne de quitter ce lieu de protection que lui offre le dieu. La prêtresse d'Apollon, la Pythie, qui fut la gardienne et l'éducatrice de Ion et qu'il considère comme sa mère, vient mettre fin à leur altercation et lui interdit de verser le sang d'une femme. Maintenant que, sur l'ordre du dieu, il doit partir pour Athènes, la Pythie est venue lui remettre ce que, toujours sur ordre du dieu, elle lui avait caché jusqu'à présent : la petite corbeille dans laquelle il fut trouvé enfant. Créuse qui, muette, attendait, jette un cri : elle a compris qu'Ion est son fils. Ion voudrait que son père participe aussi à son immense joie. Créuse se voit alors obligée de lui révéler due Xouthos n'est pas son père, mais Apollon. Les doutes qu'éprouve Ion, en entendant le récit de sa mère, se trouvent finalement dissipés à l'apparition de la déesse Athéna : celle-ci révèle la volonté d'Apollon au sujet de son fils et de la femme qu'il aima. Le dieu qui avait formé le nœud du destin a su le défaire, en évitant, par son intervention manifeste que la mère et le fils ne se haïssent. A présent le dieu veut que Ion considère Xouthos comme son père et qu'il hérite de lui le royaume d'Athènes. Il pourra se considérer comme athénien puisque sa mère est la fille d'Erechthée qu'il laisse à Xouthos l'illusion qu'il est son fils.

Parmi les tragédies d'Euripide fondées toutes sur un jeu du destin et qui se terminent par une reconnaissance, celle-ci est certainement la plus habilement construite. Le poète n'y affronte pas des problèmes moraux et psychologiques, et si, de ce fait, il n'atteint pas les cimes de son inspiration, il peut s'y abandonner par contre au jeu habile et léger de sa fantaisie. La reconnaissance n'est pas ici un accident, même décisif elle est le cœur même de la tragédie, qui y tend toute entière, que ce soit dans l'âme des personnages diversement anxieux ou prévoyants, que ce soit dans cette alternative de hauts ou de bas qui constitue l'action. En nous dépeignant Ion avec sa grâce intelligente, ses vertus discrètes et ses ruses innocentes, Euripide fait preuve d'une grande connaissance de la psychologie humaine et c'est sans aucun doute ce qui fait le prix de ce chef-d'œuvre.
T.F. Les Belles-Lettres, 1950.

 

http://clio.chez.com/