L'extrait de texte que nous avons à commenter est tiré des
"Vies parallèles" de Plutarque.
Celui- ci est né à Chéronée en Béotie vers 50 après J-C et mort en 125.
Il écrivit sur des sujets, touchant aussi bien, à la philosophie, à la morale,
à l'histoire ou aux sciences. Un bon nombre de ses ouvrages sont aujourd'hui perdus
: on en a conservé 83 sur les 250 (environ) qu'il a écrits.
Plutarque a laissé un nombre considérable de traités à caractère moral qui sont
regroupés dans ses "Œuvres morales". Néanmoins, l'œuvre qui lui a assuré sa célébrité
en histoire est sa série de "Vies parallèles" ou il nous a conservé de précieux
renseignements sur vingt trois paires d'hommes politiques Grecs et Romains. Ainsi,
la biographie d'Aristide, l'Athénien est " couplée " avec celle du Romain Caton
le Censeur.
Notre extrait correspond au chapitre 7 de la Vie d'Aristide et nous présente l'ostracisme
dont celui-ci fut victime. Dans une première partie, nous dresserons un portrait
d'Aristide et nous verrons les raisons de son ostracisme. Puis, dans une deuxième
partie, nous étudierons la procédure d'ostracisme c'est à dire son fonctionnement
et les peines encourues.
- ARISTIDE : UN HOMME QUI DERANGE
- Portrait d'Aristide L'opposition Thémistocle/Aristide:
- Les raisons de l'ostracisme d'Aristide.
- L'OSTRACISME : PEINES ET PROCEDURE.
- Quelles peines encourait-on? La procédure d'ostracisme.
- La fin de l'ostracisme: "le cas Hyperbolos".
1. UN HOMME QUI DERANGE.
1.1 Portrait d'Aristide:
Aristide est né à
Athènes en 540 avant J-C et mort
en 468. Il est le fils de Lysimiaque de la tribu Antiochide (c'est une des dix
tribus Athéniennes) et du dème d'Alopès. Il appartenait à une veille famille athénienne
apparentée au riche Callias.
En 490, Aristide participa à la bataille de Marathon à titre de stratège (en campagne
le stratège commandait l'armée). Puis, après cette bataille, il exerça la magistrature
d'archonte éponyme.
Aristide était connu pour son caractère juste et sa moralité inébranlable, nous
dit Plutarque (chapitres II et IV de la " Vie d'Aristide).
Cette intégrité morale " le fit aimer (ligne 1) et lui valut le surnom de Juste
(ligne 46 de notre texte) ; elle lui valut aussi de se faire des ennemis.
Ainsi, nous dit Plutarque dans ces " Vies parallèles ", lorsqu'Aristide fut élu
trésorier général de la ville d'Athènes, il montra que tous les magistrats de
son temps de charge mais aussi ceux de la période antérieure avaient commis de
graves détournements et en particulier Thémistocle, qui devint à partir de ce
jour son plus farouche adversaire politique.
Plutarque ajoute, qu'Aristide "aima et favorisa toujours l'état de l'aristocratie", tandis
que Thémistocle "favorisa toujours l'état populaire" ce qui accentua leur mésentente.
1.2 L'opposition Thémistocle/Aristide:
Thémistocle, fils de Néoclès, est né à Athènes en 525
avant notre ère et mort en 460 à Magnésie en Asie Mineure. Le caractère de Thémistocle
est marqué par la fougue, l'ambition et la vanité. Il avait notamment, nous dit
Plutarque dans ses "Vies parallèles " essayé de faire condamné Aristide lorsque
celui-ci était trésorier général d'Athènes pour malversations, mais il avait échoué.
Cependant, Thémistocle voulait réduire au silence son adversaire politique, homme
respecté du fait de son intégrité et aussi parce qu'il avait été un des stratèges
de la victoire de Marathon, "victoire dont s'enorgueillissait le peuple" (ligne
6). La loi ne laissait à Thémistocle qu'une tactique: l'ostracisme.
1.3 Les raisons de l'ostracisme d'Aristide.
Thémistocle et ses partisans répandirent dans le peuple
l'idée qu'il y avait dans Aristide une force et une ambition menaçantes pour la
liberté d'Athènes, comme nous le dit Plutarque aux lignes 2 à 5: "Thémistocle fit
courir dans le peuple le bruit qu'Aristide, en jugeant et décidant de tout s'était
clandestinement constitué une monarchie sans gardes du corps."
Ainsi, par ses accusations, Thémistocle espérait que le peuple inquiet des ambitions
prêtées à Aristide, voteraient l'ostracisme de celui-ci.
Ces espérances furent fondées puisque dans l'année civile 483-482,"les Athéniens
(...) prononcèrent l'ostracisme contre Aristide, en déguisant sous le nom de peur
de la tyrannie la jalousie que leur inspirait sa renommée" (lignes 9 à 12). En
effet, la procédure d'ostracisme, mis en place en 508 par Clisthène, était un
moyen de prévenir toute tentative qui viserait à établir un pouvoir tyrannique
(cf. : Clisthène avait rétablit la démocratie après la chute des tyrans Pisistrates).
La condamnation par ostracisme était préventive: elle ne visait pas les illégalités
une fois commises, mais elle réprimait les prétentions réelles ou supposées, les
allures ambitieuses ou qui paraissaient telles. Ainsi, pouvait-on n'avoir commis
aucun crime (ligne 13 du texte) et être frappé néanmoins. La procédure d'ostracisme
pouvait donc servir aux puissants du moment ou se révéler fort précieuse en cas
de luttes politiques après.
Nous allons voir en quoi consistait cette procédure et comment elle se déroulait.
2. PEINES ET PROCEDURES.
2.1 Peines encourues
Avant l'institution de l'ostracisme, il existait l'atimie.
Le tyran ou le prétendant à la tyrannie qui échouait dans son coup d'état était voué à l'atimie.
L'atimie rayait l'homme de l'humanité et ne laissait à ses victimes que la mort reçue de la main du premier venu ou qu'une fuite sans retour. L'atimie atteignait le tyran mais aussi ses proches.
En outre, il y avait abatis de la maison, confiscation des biens et privation de sépulture.
L'ostracisme s'en différencie nettement car il n'y a "rien d'inhumain ni d'irrémédiable, la victime du mécontentement et de la haine n'ayant à subir qu'un exil de dix ans" (lignes 16 à 19).
Le bannissement par ostracisme est un éloignement temporaire puisque la durer de l'exil est de dix ans comme l'atteste Plutarque.
Le bannissement par ostracisme ne se confond pas d'avantage avec l'exil ordinaire puisque celui-ci passe pour devoir durer toujours. En outre, nous pouvons affirmer que tous les ostracisés revoyaient leur patrie avant l'expiration de leur peine.
En effet, si l'on excepte Thémistocle, ostracisé en 471 et mort en territoire barbare, ainsi qu'Hyperbolos assassiné à Samos, tous les ostracisés ont revu leur patrie , et tous ceux qui l'ont revue, y sont rentrés avant l'expiration de leur peine.
Ainsi, Cimon revint à Athènes dans sa cinquième année d'exil et Thucidide, fils de Mélésias, n'est pas resté deux ans en exil.
Tous les autres ostracisés ont été compris dans l'amnistie générale de 481, le décret de Patrocléidès, dont nous parle Plutarque au chapitre VIII de la " Vie d'Aristide " : " Comme Xerxès traversait la Théssalie et la Béotie pour envahir l'Attique, les Athéniens abrogèrent la loi et votèrent le retour des exilés. "
En effet, les Athéniens rappelèrent les ostracisés car ils étaient en pleine guerres médiques et il leur fallait opposer aux Perses la totalité de leurs forces.
Ainsi, Aristide revint à Athènes après un an et demi d'exil.
Atténué dans sa durée le bannissement par ostracisme était également atténué dans sa forme.
Avant de partir, l'ostracisé avait le temps de préparer son nouveau séjour.
En effet, le héraut annonçait qu'il était banni pour dix ans, mais la loi lui laissait dix jours de répit.
Ces dix jours qui lui était imparti permettait à l'ostracisé d'acquitter ses dettes et de faire acquitter les dettes qu'on contractait envers lui.
Du reste, l'homme qui subissait un ostracisme "était proclamé banni pour dix ans, mais sans perdre la jouissance de ces biens" (lignes 37-38).
En effet, les ostracisés conservaient la libre disposition de leur fortune. L'Etat ne leur confisquait rien; et c'était la grande différence qui séparait l'ostracisme de l'exil ordinaire. En outre, l'ostracisé restait citoyen et son action politique n'était qu'interrompue et renaissait dès l'expiration de sa peine. Les victimes de l'ostracisme de retour à Athènes ne tardaient pas à rentrer en possession de commandements et de magistratures.
Ainsi, Aristide est stratège à Platée en 479.
L'ostracisme n'entraînait donc pour ceux qu'il atteignait aucune perte irréparable.
Il ne les ruinait point, il ne les déshonorait point. Il se contentait de les immobiliser un moment.
Après avoir vu les peines encourues nous allons étudier maintenant la procédure d'ostracisme et son déroulement.
2.2. La procédure.
L'expression "les athéniens prononcèrent l'ostracisme d'Aristide" (ligne 10) et l'anecdote entre Aristide et le paysan aux lignes 41 à 48, nous montre que c'est le peuple qui décide de l'ostracisme.
En effet, c'est entre les mains du peuple et du peuple seul qu'est placée l'application de l'ostracisme.
Un des principes du droit public athénien comme quoi aucune proposition ne pouvait être examinée par le peuple, si elle n'avait auparavant subi le visa de la Boulè, n'était pas vrai dans le cas de la loi d'ostracisme : le rôle de la Boulè était passif et se bornait à rappeler chaque année au peuple qu'il devait se prononcer souverainement sur ce point.
En effet, le peuple n'était consulté sur la question de l'ostracisme qu'une seule fois par an, ainsi on espérait écarter les variations d'une opinion mobile et passionnée.
Cependant la loi ne dit pas que l'on exclura un citoyen tous les ans mais que l'on verra tous les ans s'il ne convient pas d'exclure un citoyen par ostracisme.
En effet, la procédure d'ostracisme est double: elle comprend une assemblée et un vote préalable: l'épicheirotonie et un vote définitif: l'ostrachophorie.
Nous allons étudier l'assemblée préparatoire, puis l'ostrachophorie et enfin les conditions que la loi exige de l'ostracophorie pour qu'elle donne lieu à l'ostracisme.
Plutarque ne nous parle pas de l'assemblée préparatoire ou épicheirotonia.
Cette assemblée se tient sur la Pnyx (colline à l'ouest d'Athènes ou siégea durant tout le V ième siécle, l'Ecclésia). Durant cette assemblée, on votait à mains levées s'il convenait ou non d'exclure un citoyen par ostracisme.
La décision du peuple est prise dans un silence imposant, en effet, le jour de l'assemblée préparatoire les discussions publiques étaient interdites sur la Pnyx.
L'épicheirotonie a lieu pendant la sixième prytanie.
La sixième prytanie va de la fin de la première quinzaine de janvier jusqu'au commencement de la seconde quinzaine de février.
Si le résultat de l'épicheirotonie est positif on procède au vote définitif c'est à dire l'ostrachophorie.
L'ostracophorie à lieu avant la huitième prytanie: c'est à dire soit dans la sixième soit dans la septième prytanie.
La septième prytanie va de la seconde quinzaine de février aux derniers jours de mars.
C'est donc pendant ces trois mois: janvier, février, mars que se déroulait la procédure de l'ostracisme.
C'est également durant ces mois que les paysans viennent à Athènes écouler leurs produits (huile, blé, vin) et que les fêtes religieuses consacrées à Dionysos ont lieu : il y a les Lénéènnes dans la sixième prytanie et les Anthestèries dans la septième.
Il est probable que les prytanes s'arrangeaient pour placer l'ostracophorie à proximité d'une de ces fêtes afin que l'affluence des votants soit plus considérable.
En outre, l'épicheirotonie et l'ostracophorie étaient séparées l'une de l'autre par un temps relativement long et qui variait de quinze jours à un mois.
Si la place occupée dans l'année par la procédure de l'ostracisme permettait à toute l'Attique d'y prendre part (cf. ligne 9 du texte: les Athéniens (s'étaient) rassemblés de tout le pays dans la ville"), par contre, l'intervalle entre les deux actes de cette procédure favorisaient les bavardages malveillants et les campagnes sournoises.
Ainsi, Plutarque nous montre Thémistocle parcourant la foule et semant en elle les soupçons et les défiances contre Aristide (lignes 2 à 5).
Au paragraphe 3 du texte, Plutarque nous décrit en quoi consiste l'ostracophorie, la seconde phase de la procédure d'ostracisme.
"Chacun prenait un tesson et y inscrivait le nom du citoyen qu'il voulait bannir, puis il le portait dans un endroit de l'Agora"(lignes 30 à 32).
En effet, tandis que l'épicheirotonie se tenait sur la Pnyx, l'ostracophorie avait lieu sur l'Agora.
Les Athéniens en votant l'ostracophorie sur l'Agora et non sur la Pnyx voulait montrer ainsi l'importance de cette procédure.
Il ne faut pas non plus oublier les raisons utilitaires.
En effet, l'Agora était vaste et comptait au moins deux hectares de superficie; et mieux que le terrain inégal de la Pnyx, l'Agora sorte de cuvette à large bord plat se prêtait au dispositif de l'ostracophorie.
En effet, ce jour-là on avait entouré "un endroit de l'Agora d'une barrière circulaire", nous dit Plutarque à la ligne 33.
Ainsi, à l'intérieur de l'Agora on a construit une enceinte circulaire en planches, et par les dix ouvertures qui ont été pratiquées dans cette enceinte et qui correspondent aux dix tribus de la cité, les citoyens viennent y déposer leurs suffrages.
Quelle est la nature de ces suffrages?
Plutarque, à la ligne 31 emploie le mot "tesson". Les tessons sont des débris d'objets en verre ou en céramique. "Tesson" en grec se dit "ostraka", d'ou le nom d'"ostracisme".
Il faut remarquer que le mot "ostraka" en grec a deux sens: le sens de coquille et le sens de tesson.
Ainsi, des historiens comme Georges Perrot dans son "Droit public d'Athènes" ont admis que l'on écrivait soit sur une coquille ou soit sur un tesson le nom de la personne que l'on voulait ostraciser.
Avec les recherches archéologiques actuelles, nous pouvons affirmer que les ostraka étaient des tessons et non des coquilles.
En effet, on a retrouvé jusqu'à aujourd'hui soixante-deux ostraka ou fragments d'ostraka; or pas un n'est une coquille , tous sont des fragments de poterie.
Qui présidait l'ostracophorie ?
" Les magistrats comptaient d'abord la totalité des tessons déposés " nous dit Plutarque aux lignes 33-34 du texte.
L'ostracopophorie était en effet présidée par des magistrats : les neuf archontes et la Boulè au complet.
Ils avaient en charge de dépouiller les suffrages ce qui s'avère difficile vu le volume, le poids des tessons qui pouvait varier de quelques grammes à 360 grammes.
Cependant, ce n'était pas leurs seules tâches.
Ils devaient aussi surveiller les votants: ils contrôlaient l'identité de chacun, empêchaient l'accès aux métèques et aux esclaves, s'opposaient à ce que le même citoyen émit deux suffrages.
La foule, elle, se rendait sur la Pnyx ou elle attendait que les archontes viennent proclamer le résultat du vote.
A quelles conditions le vote était-il acquis?
"Si les votants étaient moins de six mille, l'ostracisme n'avait pas lieu" nous dit Plutarque aux lignes 34-35 du texte.
Ainsi, pour que l'ostracophorie fût suivie d'ostracisme une condition était indispensable: il fallait que le quorum de 6000 suffrages soit atteint.
Le quorum c'est le nombre de votants nécessaire pour qu'une élection soit valable.
Pourquoi ce quorum de 6000 suffrages?
A la date ou Clisthène fonda l'ostracisme, au cours de l'année 508/507, l'Etat athénien devait comprendre alors une population d'environ douze mille citoyens. Pour qu'un Athénien fut frappé d'ostracisme, en 507, il fallait qu'il obtienne contre lui 6000 suffrages c'est à dire la moitié des citoyens.
Cette majorité continua longtemps d'être considérée comme l'unanimité même; et un Athénien banni par 6000 suffrages paraissait aux yeux de ses compatriotes l'avoir été par la cité tout entière.
L'anecdote d'Aristide et du paysan aux lignes 41 à 48, nous donne un dernier renseignement sur l'ostracophorie.
3. CONCLUSION.
L'ostracisme fut institué pour permettre par simple vote du
peuple et sur proposition d'un citoyen, d'éloigner temporairement certains hommes
politiques dont on craignait les ambitions.
Cette procédure se révélait aussi fort utile en cas de luttes politiques : ainsi,
Thémistocle réussit à faire ostraciser Aristide.
Cependant, il faut remarquer que depuis l'instauration de l'ostracisme en -508,
et jusqu'à la fin de son application en -417, il n'y eut que neuf ostracisés.
En outre, à leur retour d'exil, les ostracisés pouvaient de nouveau exercer des
activités politiques. C'est ainsi qu'en -478, Aristide et Cimon furent les organisateurs
de la Ligue de Délos.
Exposé Université de Nice
4. BIBLIOGRAPHIE.
- " Les vies des hommes illustres " Volume 1, de Plutarque,
traduction de Jacques Amyot, Edition Gallimard, Paris 1951.
- " Les vies parallèles " Volume 1 de Plutarque, nouvelle traduction par Bernard
Latzarus, Edition Garnier Frères, Paris 1958.
- " L'ostracisme athénien " de Jérôme Carcopino, Editions d'Aujourd'hui, " les
Introuvables", PUF, Paris, 1954.
- " Le monde Grec aux temps Classiques " Tome 1 : le Vième siècle, sous la direction
de P. Briant et P. Lévèque, " Nouvelle Clio ", PUF, Paris, 1995.
- " Histoire d'une démocratie : Athènes " de Claude Mossé, Collection Point Histoire,
Editions du Seuil.
- " A history of the Athenian Constitution " de C. Hignett, Oxford University
Press, 1967.
- " Dictionnaire de la civilisation grecque " de Guy Rachet, Larousse, Poitiers,
1996.