ORESTIE

Cet ouvrage est l'unique trilogie qui nous soit intégralement parvenue d'Eschyle et de tout le théâtre grec. Composée d'Agamemnon, des Choéphores et des Euménides, elle fut représentée au printemps de -458, deux ans avant la mort du poète.
C'est la tragédie la plus achevée d'Eschyle, tant pour le mouvement dramatique que pour la profondeur de l'inspiration.

AGAMEMNON.

Le drame commence sous une nuit noire encore. Sur la plus haute terrasse du palais des Atrides, une sentinelle veille depuis des années : elle attend de voir briller, du côté de la mer Egée, les feux qui annonceront la chute de Troie et le retour du roi de Mycènes. La sentinelle chantonne, se tait, observe la position des étoiles et, parfois, se parle à elle-même. Elle déplore à présent le sort de la maison royale que domine une femme aux ténébreux desseins. Qui est-elle, et que fait-elle ? Tout à coup, une lueur resplendit dans le lointain. Mais aucun cri de joie n'accueille l'heureuse nouvelle « Je n'en dirai pas plus », annonce sentencieusement le serviteur fidèle. « Un boeuf énorme est sur ma langue . »
Ainsi s'est dissipée soudain la joie du retour, dans une angoisse profonde qui est le climat de tout le drame.
Le choeur entre en scène, composé de douze vieillards d'Argos qui viennent, chaque matin, présenter leurs devoirs à la reine. Ils ignoraient encore l'événement lorsqu'en chemin, ils ont vu des esclaves qui préparaient le sacrifice sur les autels des dieux. Et sans doute ne veulent-ils penser qu'au joyeux retour des vainqueurs, mais leur chant, tout comme les paroles du vigile, est gâté par les frissons de la peur, par l'appréhension d'une même angoisse. Ils se rappellent l'entrée en guerre sous de funèbres auspices, et cette scène déchirante ; le sacrifice d'Iphigénie.
Survient Clytemnestre « Troie est tombée », annonce la reine solennellement. Mais personne ne semble la croire ; seul un lourd silence accueille ses paroles. Alors, d'une voix sèche, impérieuse, elle énumère tous les messagers de feu qui, de mont en mont, de rive en rive, sont venus depuis Troie jusqu'à Argos. Paroles viriles, hautaines, royales : ces flammes annonciatrices qu'elle évoque en criant victoire, on les dirait soumises à sa volonté. Avec une joie cruelle, la reine imagine les scènes sanglantes. Il lui semble entendre les cris, voir l'immense carnage dans la citée dévastée. La joie perce sous ses paroles: humant le sang des ennemis du roi, déjà elle goûte le sang du roi, son ennemi, et rumine sa vengeance. Elle rentre dans le palais, tandis que le choeur, de nouveau, annonce de funestes présages.
Mais voici, fraichement arrivé de Troie, le héraut annonciateur de la victoire et du retour imminent d'Agamemnon. Clytemnestre écoute, sort du palais, puis revient sur la scène.

« A mon époux, dit-elle en s'adressant au messager, rappelle bien ceci... Qu'il vienne retrouver dans sa maison, telle qu'il l'y laissa, une épouse fidèle, chienne de garde à lui dévouée, farouche à ses ennemis, toujours la même en tout . »

Elle se retire, et le héraut raconte au choeur les péripéties du long voyage, les naufrages, la flotte coupée en deux, Ménélas dispersé. Seul, Agamemnon revient ; à lui seul la fortune a souri : mais s'agit-il bien de bonheur ?
Le choeur entonne un chant plus sombre encore, plus douloureux, plus angoissé que le précédent: c'est le point culminant du drame. Agamemnon arrive alors sur son char de triomphe, suivi de maints autres chars et d'un lourd butin. Dans l'un de ces chars est Cassandre, la prophétesse, fille de Priam. Cependant que les servantes disposent de riches tapis de pourpre, Clytemnestre salue le roi en ces termes :

« J'ai brûlé mes yeux au cours de longues veilles, où je pleurais sur toi, dans l'obstiné silence des signaux enflammés... Après tant de peines,... je puis bien appeler cet homme le chien de l'étable, le cable sauveur du navire, la colonne soutien de la haute toiture,... la source vive qui désaltère le voyageur ».

Clytemnestre par John Collier

Ce disant, Clytemnestre est-elle sincère ?
Comment distinguer au juste, dans ses paroles, le mensonge de la vérité ? En effet, c'est avec la plus grande sincérité qu'elle se réjouit du retour du roi : s'il n'était pas rentré, elle n'aurait pu assouvir sa vengeance. Et cette joie donne à ses paroles de tendresse une cruauté singulière, mais franche. D'ailleurs la simulation répugne à sa nature véhémente : quand elle y recourt, elle s'en saisit comme d'un fouet. Bien que tout à son triomphe. Agamemnon perçoit obscurément la haine féroce que la reine, en secret, lui voue. Furtivement, il descend de son char, et ce n'est pas sans crainte qu'il s'avance vers elle. Vite, il pénètre dans la maison dont la porte se referme derrière lui avec toute la pesanteur du destin.
Cassandre, elle, droite et ferme, est demeurée seule sur son char: la tête ceinte de lauriers, les yeux fixes et comme pétrifiée, elle a revêtu la robe des prophétesses. Clytemnestre en vain lui ordonne de descendre. Aux instances de la reine ne répond que son froid silence, et Clytemnestre, de guerre lasse, se retire. Alors, tel un arbre qui frapperait le vent. Cassandre soudain s'agite. Elle lance un hurlement invoque Apollon et, en proie à son esprit, elle évoque tous les crimes qui ensanglantèrent la maison des Atrides, puis prédit le terrible drame qui va bientôt se consommer : déjà, son oeil reflète le meurtre d'Agamemnon.
C'est alors que de l'intérieur du palais, s'échappent les cris du roi frappé à mort ; puis, la reine apparaît, droite et superbe, tenant une hache tachée de sang:

« J'ai tout fait, je ne le nierai pas, pour qu'il ne pût ni fuir, ni écarter la mort ;... j'ai frappé, deux fois, et, sans un geste, en deux gémissements, il a laissé aller ses membres ; et quand il fut à bas, je lui ai donné encore le troisième coup ».

Survient alors Égisthe : se disputant avec Clytemnestre, il lui réclame sa part du pouvoir ; mais le choeur des vieillards, brandissant leur épée, prononcent le nom d'Oreste.

LES CHOEPHORES

Le nom d'Oreste sert de transition avec la tragédie qui suit : les Choéphores. Sept années environ se sont écoulées : le temps qu'il faut pour permettre à Oreste, né peu avant le départ d'Agamemnon pour Troie et éloigné d'Argos peu avant le meurtre, d'atteindre ses dix-huit ans et de faire valoir ses droits au trône. Auparavant, Oreste s'est rendu à Delphes et a reçu d'Apollon l'ordre de venger la mort de son père. Maintenant, il arrive à Argos accompagné de Pylade. Tandis qu'il est allé se recueillir sur la tombe de son père, voici que s'avancent des porteuses d'offrandes funèbres (les Choéphores), conduites par une jeune tille qu'Oreste reconnaît : c'est Électre, sa soeur.
Au cours de la nuit, Clytemnestre a eu un songe effrayant. Elle ne sait encore ce qu'il signifie, mais devine qu'il lui faut apaiser l'âme du mort. La ligne du drame, très simple, est dès lors dessinée. Ce sont comme deux chemins qui se rejoignent à la sépulture d'Agamemnon, pour complaire au désir des dieux. Sur cette tombe, Electre, voyant une touffe de cheveux, croit y reconnaître ceux de son frère. Oreste, alors, s'avance, et dévoile à sa soeur qui il est et pourquoi il est ici. Désormais, leurs volontés seront tendues vers un même but : la vengeance. De même qu'Agamemnon est un chant de mort préludant au péan de victoire, les Choéphores sont un péan qui aboutit à l'hymne funèbre du roi assassiné. Par l'intermédiaire d'Hermès, Oreste invoque les mânes de son père ; l'action se précipite. Oreste se fait passer pour un pèlerin venu annoncer à Clytemnestre la mort d'Oreste. Mais le temps passe et il faut que s'accomplisse la prédiction d'Hermès :

« Qu'un coup meurtrier soit puni d'un coup meurtrier. »

Oreste entre alors dans la maison et, sans plus tarder, tue Égisthe. Clytemnestre accourt, demandant qui a crié

« Je dis, lui répond un serviteur, que les morts frappent le vivant»

Oreste se trouve alors face à face avec sa mère, et celle-ci comprend enfin que le serpent qu'elle a vu en songe, et qui suçait son sang, c'était Oreste... Oreste tue sa mère ; mais soudain, devenu fou, il est poursuivi par les Erinyes.

LES EUMENIDES

Nous sommes à Delphes, dans le sanctuaire d'Apollon où Oreste s'est réfugié. Tout alentour, les Erinyes sommeillent ; Apollon est là, qui exhorte Oreste à se rendre à Athènes: à Athènes, des juges équitables pourront le délivrer de son tourment. Guidé par Apollon, Oreste se met en route ; mais les Erynnies le poursuivent toujours, excitées par l'ombre de Clytemnestre. Le voici, maintenant, sur l'Acropole, devant le temple d'Athéna. La déesse choisit elle-même les magistrats, qui composeront l'Aréopage. Ceux-ci rendent le jugement suivant :

« Oreste, il est vrai, a tué sa mère ; mais sa mère a tué le père : les deux crimes se valent »

Les voix se répartissent d'une manière égale, et Oreste est acquitté. Cependant, les Erynnies, furieuses, menacent de se venger sur le peuple athénien. Athéna réussit à les apaiser : elle les persuade de devenir Bienfaisantes (Euménides ) et leur promet qu'un temple sera élevé en leur honneur. A la lumière des flambeaux, un cortège solennel se forme et les Euménides prient les dieux d'accorder aux Athéniens paix et bonheur. Ce dernier drame est une exaltation de l'Aréopage, le grand tribunal d'Athènes. Le sang appelle le sang et les crimes sont vengés par de nouveaux crimes, la chaîne des fautes ne se brise pas et la loi du talion ne cesse de détruire les familles et de vider la cité : il convient donc de confier à l'État le droit de juger et de punir ; il reste à souhaiter que les arrêts du tribunal seront acceptés par tous avec ce respect dont Socrate, par sa mort, donna l'exemple.

– T.F. Belles-Lettres, 1949.

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